L’innovation



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  • L’innovation est souvent interprétée, pour beaucoup, comme une notion simple associant originalité – la nouveauté, et changement. Dans le champ de la pédagogie, ce résumé est assurément trop simpliste. Ainsi, le CEDEFOP[1] postule pour des visions plurielles de l’innovation pédagogique, et propose que ce soit l’auteur de l’innovation qui explicite le sens donné à son action, en fonction des contextes et des intentions. Parfois, l’engagement dans l’innovation provoque un conflit de valeur : par exemple, les contraintes financières et organisationnelles pressent les dispositifs de formation professionnelle à proposer des offres tenant compte de ces perturbateurs. Y a-t-il légitimité à accepter ces contraintes, et donc rechercher à innover pour tenter de répondre aux nouvelles exigences, ou faut-il tenter de s’y opposer pour défendre un modèle existant considéré plus vertueux ?

    Pour Michael A. Huberman[2] (1973), une innovation est une amélioration mesurable délibérée, durable et peu susceptible de se produire fréquemment[3]. Il précise que « l’innovation est une opération dont l’objectif est de faire installer, accepter et utiliser un changement donné ». Par ailleurs, « une innovation doit durer, être largement utilisée et ne pas perdre ses caractères initiaux ».

    Françoise Cros[4] (2001) mentionne quant à elle que :

    « l’innovation résulte d’une intention et met en œuvre une ou des actions visant à changer ou modifier quelque chose (un état, une situation, une pratique, des méthodes, un fonctionnement), à partir d’un diagnostic d’insuffisance, d’inadaptation ou d’insatisfaction par rapport aux objectifs à atteindre, aux résultats, aux relations de travail ».

    Cette définition répond, d’après nous, à la nécessaire adaptation de la réponse formation professionnelle aux contraintes individuelles et collectives du marché. Le conseil régional d’Aquitaine, en avril 2011, semble lui aussi partager ce sens donné à l’innovation pédagogique, en la qualifiant selon quatre critères[5] :

    • Innovation territoriale : développement de formations sur des territoires mal desservis ;
    • Innovation parcours : proposition de réponses adaptées aux publics en difficulté ;
    • Innovation pédagogique : mutualisation de contenus pédagogiques innovants, de modalités pédagogiques nouvelles (e-contenu, centre ressources…) ;
    • Innovation par l’alternance : développement/mutualisation de contenus pédagogiques innovants, de modalités pédagogiques nouvelles concernant plus particulièrement l’alternance.

    Dans le même esprit, Hélène Godinet[6] (2009) propose :

    « innover, c’est chercher des réponses face à des situations nouvelles, qu’elles soient choisies ou imposées […] ».

    Mais pour beaucoup, spontanément, l’innovation pédagogique est sans doute le plus souvent associée aux technologies impliquées : l’exploitation, à des fins d’apprentissage, des progrès de la technologie semble justifier à eux seuls le caractère innovant de l’acte.

    Alors, concernant les dispositifs technologiques, traduisent-ils ou portent-ils une innovation pédagogique ou trahissent-ils un manque de stratégie, le changement n’étant porté que par le médium ?

    Si on se réfère aux premiers programmes d’EAO (Enseignement Assisté par Ordinateur), nous pouvons observer que la tentation de reproduire une recette pédagogique éprouvée, mais avec de nouveaux outils, est forte. Ainsi, loin de bouleverser la stratégie pédagogique pour exploiter les nouveaux possibles, on reproduit une chronologie d’actions en s’adaptant aux moyens proposés. Les exemples sont nombreux de déclinaisons numériques de documents, d’exercices, d’illustrations, transmis mécaniquement.

    En d’autres termes, Jean Houssaye reprend ce que Geneviève Jacquinot avait déjà déclaré[7] en rappelant que « les nouvelles technologies servent avant tout à réactualiser les modèles pédagogiques les plus archaïques », indiquant ainsi que ce sont d’abord les pratiques habituelles qui colonisent les technologies. On peut donc considérer que le numérique se contente d’enrichir les pratiques habituelles. Pourtant certains vont tenter de nous convaincre de l’inverse, prétendre l’innovation là où il n’y a que toilettage ou habillage[8].

    Cela traduit-il un manque d’imagination ou de créativité ? Ou une forte empreinte du modèle béhavioriste ?

    Pour nombre de formateurs, innover en intégrant les nouvelles technologies, c’est s’inspirer des racines de l’enseignement programmé[9] des années 1950-1970, le niveau d’adéquation entre les théories behavioristes de Skinner et les possibilités techniques de l’ordinateur faisait en effet de celui-ci la « machine à enseigner » idéale.

    C’est faire fi des progrès constants de la technologie et de la nature protéiforme de la machine numérique, aux usages et détournements considérablement plus étendus et variés que ceux imaginés (ou plus exactement, non imaginés) par le pédagogue, non enclin à chercher à les exploiter.

    Alors certes, les nouvelles technologies s’immiscent dans les pratiques pédagogiques, certes il y a changement, mais y a-t-il un gain pédagogique, une amélioration du confort d’apprentissage, une chance supplémentaire à l’assimilation ? Nous développerons, page 200, les conditions à réunir pour répondre favorablement à cette interrogation. Sans ces dernières, le risque de désillusion est grand : Marcel Lebrun qualifie ce risque en opposant « Mirage technologique » et « Virage pédagogique » ; Le référentiel de bonnes pratiques de formation ouverte et à distance[10] dans le processus instrumenter propose quant à lui la même opposition par les termes « Déterminisme technologique » ou « primat pédagogique ». Si l’innovation se concentre dans la mise en place d’un l’outil (l’artefact), peut-on parler alors d’innovation pédagogique ? Nous pensons que non, et qu’il est même dommageable d’y souscrire, les risques étant plus importants que les bénéfices, si on ne se pose pas les questions de la stratégie pédagogique à développer : comment transmettre le savoir, comment le public cible apprend, quelles activités pédagogiques déployer pour contribuer à réussir l’apprentissage, comment lui donner du sens, comment motiver l’apprenant…

    Au regard de ce constat, à priori négatif, se cache une vertu essentielle : celle de faire poser les bonnes questions sur le fond. L’introduction des technologies serait donc, à minima, le prétexte idéal pour se réinterroger (ou s’interroger) sur le rôle du formateur, sur ce que signifie enseigner, sur les grandes questions liées à « comment l’adulte apprend ? ». C’est dérangeant, chronophage, bouleversant, mais il y a sans doute là une vraie opportunité de professionnaliser le formateur. Car c’est pour atteindre les objectifs de formation que les technologies, le cas échéant, seront (bien) utilisées : l’efficience de l’outil se réfère alors aux méthodes pédagogiques dans lesquelles cet outil prend place et plus loin encore aux objectifs éducatifs qui les sous-tendent[11].

    L’innovation pédagogique s’identifie donc sans doute davantage à un processus (la méthode, la stratégie, les activités, les modèles…) qu’à un outil ou une technologie ! Elle doit être centrée sur la proposition d’introduction volontaire d’une pratique nouvelle, en vue d’une meilleure efficacité d’apprentissage. Ce doit donc être une démarche intentionnelle, stratégique, planifiée. De Ketele[12] (2002) définit l’innovation comme « le surgissement d’un inédit souhaitable et possible, relativisée par le contexte et ses acteurs ».

    En formation professionnelle, le plus souvent, l’innovation s’impose par l’environnement, afin de répondre à une (ou des) difficulté(s) : public particulier, temps de formation raccourci, conditions d’apprentissage dégradées, prise en compte défaillante des acquis et/ou des besoins… Parfois, des innovations régionales, répondant à des difficultés spécifiques, font ensuite « école » et dépassent le cadre géographique ou contexte conjoncturel originels : par exemple, la formation à distance au Canada ou dans d’autres contrées pour répondre à de difficiles conditions climatiques, aux difficultés de transport, à l’isolement.

    Dans le contexte de la formation professionnelle continue, les raisons d’innover sont légion. Les contraintes, enjeux ou ambitions (selon que l’on soit financeur, prescripteur, formateur, apprenant…) sont chaque jour bouleversés ; les règles du jeu (financement, droit, accréditation…) régulièrement remises en question.

    L’université britannique en ligne The Open University publie chaque fin d’année, depuis 5 ans, un rapport sur les pédagogies innovantes, recoupant les pratiques, les technologies et les recherches les plus en pointe dans le milieu de l’éducation. Ainsi, les auteurs du rapport proposent annuellement une liste de 10 innovations pédagogiques appelées à se développer à court ou moyen terme. À leur date de révélation, certaines de ces innovations sont très théoriques, issues de la recherche, d’autres sont encore confidentielles, la plupart concernent l’université ou le secondaire mais pourraient bien un jour irriguer la pratique de tous les enseignants, y compris (surtout ?) les formateurs d’adultes.

    Ces listes nous livrent deux enseignements sur l’innovation :

    • La liste valorise l’innovation au travers de l’usage des outils technologiques, dans certains cas, mais à la condition expresse que ces outils soient intégrés dans un dispositif plus large
    • Nombre d’innovations ne s’appuient que très parcellèrement sur la technologie (pour certaines, pas du tout).

    A propos de disruption

    Innovation disruptive, technologie disruptive, modèle disruptif… Le mot revient souvent chez les promoteurs d’applications, de stratégie ou de modèle pédagogique, de matériel…  Par ce terme, ils visent la mise en opposition avec l’innovation dite « classique » : l’innovation disruptive romprait totalement avec les anciens schémas et arriverait là où personne ne l’attend, tout en créant un phénomène de masse. Par exemple, en termes d’innovation disruptive, Steve Jobs a inventé l’iPad, car personne ne demandait cet appareil, mais lorsqu’il a été proposé, tout le monde se l’est arraché[13]. La disruption originelle porte sur le matériel (la tablette elle-même), mais entraîne d’autres nouvelles innovations, logicielles (applications spécifiques au format tablette), voire comportementales (modes d’utilisation, nomadisme, accès à l’information…). Être disruptif, c’est trouver de nouvelles idées, et de les concrétiser en empruntant une voie encore jamais explorée.

    La technologie est disruptive quand elle réinterroge la relation de l’homme à ses outils d’interaction et de pensée. La formation peut être le reflet de ce mouvement. Mais les bouleversements digitaux associés appellent à chercher de nouvelles questions plutôt que seulement pousser un peu plus en avant les réponses d’hier[14]. L’innovation en formation impacterait les organisations, et fait craindre la disparition de certains métiers ou fonctions[15]. Cette perspective explique peut-être le timide engagement d’un certain nombre d’acteurs.

    En formation professionnelle, nombre de marchands déclarent avoir inventé le nouvel espace stratégique où la concurrence n’est pas encore présente. Chaque nouveau modèle « disruptif » viendrait donc remplacer des modèles anciens, par principe obsolètes. Ces promesses de ruptures sont le plus souvent construites à partir d’archétypes : le format dominant de la formation serait le transfert et la distribution de savoir. Nous verrons plus tard par leur description que ces courants ont été largement critiqués et amendés au fil du temps, et que bien souvent la « disruption[16] » cache la redécouverte d’une recette ancienne.

    
    

    [1] European Centre For the Development of Vocational Training

    [2] Michael A. Huberman (1940-2001) a été professeur en sciences de l’éducation à l’université de Genève, puis à l’université d’Harvard (USA). Militant pédagogique, il tint les premiers rôles parmi les promoteurs des écoles alternatives.

    [3] Understanding Change in Education (Experiments & Innovations in Education S.) – 1 juin 1973 – UNESCO

    [4] Professeur des Universités au Centre de Recherche sur la Formation au Conservatoire National des Arts et Métiers de Paris, Françoise Cros est spécialiste de l’innovation en éducation et en formation ainsi que des processus de changements des pratiques professionnelles et de leur évaluation.

    [5] Sources : http://www.pedagoform-formation-professionnelle.com/article-qu-est-ce-que-l-innovation-en-formation-71339588.html

    [6] Hélène Godinet, coordination TICE et ERTé-Praxis (Pratiques et usages des TIC en éducation – Lyon)

    [7] L’école devant les écrans – ESF 1985 page 119

    [8] Repris d’un article de Bruno Devauchelle, in « le café pédagogique » -http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2012_BDevauchelle.aspx

    [9] Nouvel environnement technologique offert à l’élève, environnement caractérisé par l’individualisation de l’apprentissage, le renforcement positif et la vérification immédiate de ses résultats (sous réserve d’objectifs mesurables).

    [10] Référentiel de bonnes pratiques publié par AFNOR – Normalisation française BP Z 76-001 Indice de classement : Z 76-001 – avril 2004

    [11] Marcel Lebrun in « théories et méthodes pédagogiques pour enseigner et apprendre – quelle place pour les TIC dans l’éducation » (2002) – éditions de Boeck Université.

    [12] Docteur en psychopédagogie, chercheur et professeur émérite de l’Université catholique de Louvain, il exerce des fonctions dans des associations scientifiques ainsi que dans les comités scientifiques ou de rédaction de nombreuses publications scientifiques. Consultant international, il a créé la Chaire UNESCO en Sciences de l’éducation de Dakar et présidé le BIEF pendant de nombreuses années.

    [13] Source : site DigitalInseders, le disco du digital.

    [14] CRISTOL, D. (2014), Former se former et apprendre à l’ère numérique. Paris : ESF.

    [15] Par exemple, d’après le World Economic Forum (WEF), les acteurs de la « vieille économie » seraient bousculés par les modèles disruptifs, et de nouveaux métiers émergeront alors que d’autres disparaîtront (un rapport de 2014 annonce la perte de 3 millions d’emplois en France d’ici 2025). D’après l’organisation, le choc « digital » (dématérialisation, robotisation, objets connectés, big data…) représenterait un défi sociétal majeur.

    [16] Notons que « disruption » est une marque appartenant à TBWA depuis 1992, groupe de communication américain dont le directeur, Jean-Marie Dru, est à l’origine du concept. C’est un professeur de Harvard, Clayton Christensen (1997) qui a imposé ce terme via son best-seller « Innovator’s Dilemma – ou l’innovation disruptive ».

     


    le 17/11/17


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