L’émotion
La notion d’émotion
Du latin motio, action de mouvoir, l’émotion est une expérience physique et psychique que vit un individu en réaction à des situations environnementales externes ou internes. Elles ont pour principale propriété de modifier ponctuellement l’état actuel de la personne. Ces changements s’opèrent à différents niveaux :
- sur le plan physique, c’est-à-dire provoquant une réaction comportementale
- sur le plan physiologique, créant des changements internes, comme par exemple, une modification du rythme cardiaque, de la conductance de la peau
- ainsi qu’une perception plus consciente : un sentiment subjectif (Scherer, 2005).
Les émotions, comme les humeurs ou les états, sont des affects. Cependant, les émotions se différencient des autres affects par leur durée et par l’événement provoquant cet état. En effet, l’émotion est la résultante d’un événement ponctuel perturbateur et est tout à fait ponctuelle. Une fois qu’elle est apparue, un autre état s’ensuit directement (soit une autre émotion, soit un état plus durable). Une émotion est communément caractérisée par son arousal (le degré d’activation physiologique qu’elle engendre), ainsi que sa valence (positivité ou négativité d’une émotion). Par exemple, la colère est élevée en arousal et a une valence négative. Cependant, la frontière entre une émotion et une humeur, un état, un affect, un sentiment ou encore un ressenti peut apparaître parfois assez floue, puisque certains affects ne présentent pas forcément tous les critères communément admis pour définir une émotion. Tout dépend des aspects considérés dans la définition que l’on en fait.
Les émotions de base
De nombreuses émotions ont jusqu’alors été répertoriées. Certaines sont encore sujettes à débat, notamment pour les raisons citées ci-dessus. Il existerait néanmoins des émotions fondamentales qui partageraient un bon nombre de propriétés communes et qu’on retrouveraient au travers des cultures. Par ailleurs, on dit qu’elles ont un caractère universel : les émotions dites « de base ». Le concept d’émotions de base (Basic emotions) provient des théories des émotions d’Ekman (1999), d’Izard (1991) et de Tomkins (1980), cités par Sander et Scherer (2009). Ils affirment l’existence d’un petit ensemble d’émotions primaires aux caractéristiques communes, mais chacune caractérisée biologiquement par des réactions propres, qui seraient préprogrammées. Selon Ekman (1992), une émotion fondamentale :
- possèderait un signal universel distinct (un pattern d’action faciale distinct, par exemple) serait présente chez d’autres primates que l’humain
- aurait une configuration propre de réactions physiologiques
- serait associée à des événements déclencheurs universels distincts (par exemple, la peur ne peut pas être déclenchée par quelque chose d’amusant)
- se constituerait de réponses émotionnelles convergentes (c’est-à-dire que les réponses corporelles, subjectives, physiologiques seraient en corrélation)
- serait rapidement déclenchée, de courte durée et serait évaluée automatiquement, c’est-à-dire qu’il s’ensuivrait un ressenti subjectif direct, sans forcément de contrôle conscient
- apparaîtrait spontanément. Ce qui suggère qu’elle n’aurait pas besoin d’être apprise pour être générée par un individu.
L’argument selon lequel il existerait un petit nombre d’émotions fondamentales est en grande partie fondé sur la découverte qu’a fait Ekman (1973). En effet, il semblerait qu’il existe des expressions faciales distinctes qui correspondent à six émotions : joie, colère, dégoût, tristesse, peur et surprise. Dans leur étude, les expressions faciales ont correctement été identifiées par des individus appartenant à des cultures du monde entier, y compris par des peuples n’utilisant pas l’écriture et qui n’ont pas encore été influencés par le cinéma et la télévision. Cette universalité des expressions faciales des émotions a tout d’abord été soulevée par Charles Darwin, qui avait mis en avant l’idée que l’évolution aurait « fixé » ces traitements spécifiques dans notre cerveau primitif, c’est-à-dire que ces composantes seraient désormais imbriquées dans des structures sous-corticales, et qu’ainsi, les réactions comportementales face à des situations bien précises seraient automatiques et identiques chez quelconque individu.
Ekman (1980) a proposé un modèle neuro-culturel intégrant deux aspects différents en ce qui concerne la question de la relation entre l’universel et le culturel. Il a postulé, d’une part, un programme neuro-moteur, universel, inné et d’autre part, des normes sociales établies spécifiant les expressions faciales qu’il est d’usage de montrer dans une situation précise (contexte culturel variable), qui ont été apprises par chaque individu à travers diverses situations vécues : « les display rules ».
L’émotion de la joie
Il paraît intéressant de se pencher sur l’idée qu’il existe une relation entre le sentiment subjectif ressenti par le vécu d’une émotion et l’expression faciale qui en résulte. En effet, cette dernière semble être un indicateur assez objectif de l’intensité d’un ressenti intérieur. Pour en étudier le lien, il semble judicieux de s’intéresser à une émotion de base, telle qu’Ekman en a défini, afin d’épargner toute variabilité parasite dans la population recrutée, notamment due à des variances dans les cultures. L’émotion de la joie paraît séduisante à étudier. En effet, les études concordent à dire que les expressions faciales générées en rapport avec cette émotion apparaissent comme l’une des plus universelles. Dans une étude de Paul Ekman (1973), il a été montré que des expressions faciales classées comme exprimant un sentiment de joie, ont été correctement catégorisées entre 95 et 100% chez des individus de pays très éloignées géographiquement et culturellement (Etats-Unis, Japon, Argentine, Chili, Brésil). De plus, selon Fridlund, l’expression faciale de joie se mesure très facilement et permet ainsi une économie d’ustensile de mesure. Selon Fridlund & al. (1991), il suffirait de repérer l’action du muscle zygomatique majeur. En effet, ils ont montré que le sourire avait une corrélation positive avec le degré de joie ressentie. Ekman et al. (1980) observent dans une étude que des individus ayant ressenti un sentiment d’amusement montraient le même pattern d’activation faciale : le zygomaticus, ainsi que les muscles du coin de l’œil, avec peu de variation dans la force. Il se trouve que parmi les émotions dites de base, seule la joie apparaît comme ayant une valence positive.
La régulation émotionnelle
Pour tout individu, le bonheur et le plaisir sont le bien suprême dans la vie. Leur recherche apparaît donc comme étant une des motivations principales de régulation émotionnelle. Celle-ci va au-delà de cette tendance à éviter des émotions désagréables pour ressentir du plaisir. La vie sociale de l’être humain présuppose la régulation de l’expression justifiée par la nécessité de contrôler les impulsions d’une émotion forte afin de mener une vie en harmonie avec autrui (Matsumoto & Ekman, 2008).
Une dimension de la recherche sur les émotions est le travail émotionnel, dont le contrôle de l’expression émotionnelle fait partie. Tenter de modifier les expressions peut modifier le sentiment intérieur ou peut conduire à exprimer une émotion différente de celle qui est réellement éprouvée. Ce travail émotionnel s’effectue avec ou sans la conscience de l’individu, mais il est plus probable que la tentative de contrôler les expressions faciales se fasse consciemment. Le manque de cohérence entre une situation sociale, le ressenti émotionnel approprié et le ressenti émotionnel réel, implique le changement du dernier afin de se mettre en cohérence avec une réaction socialement prévue (Hochschild, 2003).
Par ailleurs, la régulation émotionnelle tient compte de l’évaluation cognitive de l’émotion ressentie, ce qui fait de l’appraisal, un facteur puissant dans le processus de la régulation. Selon Scherer, l’appraisal constitue la composante cognitive de l’émotion qui a pour fonction d’évaluer les événements survenant dans l’environnement. Ce concept met en avant le processus d’évaluation d’une émotion (appraisal) introduit par Lazarus (1966), cité par Sander et Scherer (2009). Désormais, presque toutes les théories de l’émotion postulent que ces caractéristiques dépendent du résultat d’une évaluation de l’événement.
La régulation qui est issue de l’appraisal peut donc intervenir à différents niveaux dans le traitement d’une émotion : soit au moment où l’individu sait qu’il va être face à une situation émotionnelle, dans ce cas la régulation est centrée sur les antécédents (augmenter, diminuer ou modifier l’expression d’une émotion), soit au moment même où l’individu réagit à un événement, il va donc tenter de réguler directement son émotion. On parlera de régulation centrée sur les réponses émotionnelles (Gross, 1999).
Les « display rules » : fonctions et dimensions
Des auteurs suggèrent que la régulation des expressions émotionnelles est un type de communication stratégique du ressenti émotionnel, telle qu’elle est prédite par les display rules (Kramer & Hess, 2002). Il s’agit de règles concernant l’expression des émotions qui visent certains buts, comme l’amélioration de situations. Dans ce cadre, sont inclus des sous-objectifs, comme la création d’une ambiance agréable et positive ainsi que le contrôle des expressions émotionnelles qui ne sont pas acceptables socialement (Kramer & Hess, 2002). Ces règles implicites vont préciser quelles émotions peuvent être exprimées, dans quel contexte, de quelle manière et avec quelle intensité. Une autre fonction des display rules est l’attribution d’une valeur à une expression faciale ou corporelle dans les échanges sociaux en fonction du type de relation concernée (Hochschild, 2003).
La fonctionnalité des display rules apparaît dans la littérature aussi comme dépendante d’un comportement soit prosocial (qui vise au développement de relations interpersonnelles positives) soit qui n’a comme but que l’intérêt personnel de l’individu (Zaalberg, Manstead & Fischer, 2004).
En ce qui concerne les dimensions du contrôle émotionnel, selon Hochschild (2003), l’expression et le contrôle des émotions dépendent de l’étendue du ressenti, de sa direction ainsi que de sa durée, toujours en tenant compte du contexte social. L’aspect des attentes sociales et celui du devoir face à diverses situations sociales jouent un rôle important à la formation des règles sociales des émotions.
Quant aux types de règles pouvant être appliquées sur l’expression émotionnelle, ils sont déterminés par le contexte social. Concrètement, on essaie de minimiser les expressions négatives et parfois de les remplacer par des expressions positives, autrement dit de les masquer. Les expressions faciales peuvent être facilitées ou inhibées. Une inhibition extrême s’appelle neutralisation alors que la tentative d’augmenter l’expression d’une émotion constitue une amplification. La prétention d’une émotion inexistante constitue une simulation, alors que le fait d’accompagner une expression émotionnelle par des commentaires verbaux se nomme qualification de l’émotion (Zaalberg, Manstead & Fischer, 2004 ; Matsumoto & Ekman, 2008).
Pour Kramer et Hess (2002), le contrôle des émotions consiste à exprimer, masquer ou changer les expressions affectives, tandis que pour Mikolajczak et Desseilles (2012), la régulation des émotions vise soit à l’augmentation, soit à l’atténuation du ressenti intérieur et dépend ainsi des dimensions de l’intensité de la valence.
Selon ces display rules, nous régulons notre ressenti, selon le contexte social, et par conséquent, notre comportement. Il est cependant important de noter que ces règles sociales peuvent différer d’un individu à un autre, de même que d’une population à une autre.
Le sentiment subjectif
Peu de chercheurs ont fait une distinction nette entre l’émotion et le sentiment subjectif. C’est pourquoi la littérature est encore relativement pauvre au sujet du ressenti émotionnel. Néanmoins, selon Scherer et Sander (2009), le sentiment subjectif est considéré comme l’émotion telle qu’elle est ressentie par l’individu. En d’autres termes, il est le reflet de l’aspect conscient du processus émotionnel. À ce sujet, le sentiment subjectif peut être modulé de plusieurs façons différentes. Taylor et ses collaborateurs (2003) stipulent que selon comment l’individu évalue le contexte social dans lequel il se trouve, celui-ci pourrait radicalement influencer le ressenti émotionnel et son intensité. De plus, une autre étude s’est focalisée sur l’influence des réactions émotionnelles d’autrui sur notre ressenti subjectif, ainsi que sur nos expressions émotionnelles (Jakobs et al., 1997 ; Jakobs et al., 2001). D’ailleurs, Jakobs et al. (1997) ont mis en évidence le fait que l’expression émotionnelle et le sentiment subjectif d’une personne pouvaient être influencés par les réactions émotionnelles d’un individu selon son rôle (i.e. participation à la tâche vs observation) et ses expressions (i.e. exprimant ses émotions versus ne montrant aucune émotion) par rapport à une condition où le sujet est seul. Ces résultats mettent en évidence un lien étroit entre le sentiment subjectif et la situation dans laquelle l’individu se trouve.
Le codage des expressions faciales
L’expression émotionnelle est représentée en grande partie par les expressions faciales qui accompagnent le ressenti subjectif de l’émotion. Elles ont intéressé plusieurs chercheurs dont Charles Darwin et Duchenne de Boulogne (Sander et Scherer, 2009) qui furent les premiers. Au fur et à mesure du vingtième siècle, les moyens technologiques et les travaux en laboratoire ont permis aux chercheurs de développer des modèles théoriques sur la nature et les composantes de l’émotion, tout en soulignant le rôle principal des expressions faciales qu’ils ont tenté d’élaborer, de clarifier et de catégoriser en tant qu’objet d’observation et de reconnaissance.
Des structures opérationnalisées et standardisées ont été proposées afin de mieux mettre en évidence les éléments et les changements des expressions faciales et parfois, afin de les lier aux diverses émotions. Les systèmes développés appartiennent aux méthodes micro-analytiques du comportement émotionnel qui sont basées sur la structure linguistique de double articulation : les expressions faciales et les gestes sont étudiés en deux dimensions qui contiennent d’une part les kinèmes et d’autre part les kinémorphèmes. Ces deux composent la représentation gestuelle et expressive du contenu de la communication (Cosnier, 1977).
Le caractère dynamique des expressions faciales implique qu’elles constituent des indices visuels en fonction d’une évolution temporelle, étant donné que les actions faciales sont déterminées par le changement d’une position précédente à une position actuelle. C’est pourquoi les chercheurs travaillent plutôt sur le profil temporel des expressions faciales, en termes de durée et de fréquence dans le temps, du moment de l’apparition d’une expression au maintien et au relâchement éventuellement (Mercier, 2003). Excepté l’aspect temporel (timing), le codage des expressions faciales se concentre également sur l’intensité et le type du mouvement. (Kaiser, 2013)
De nos jours, les modèles les plus célèbres sont:
- le FACS (Ekman & al., 1978, cités par Sander et Scherer, 2009)
- le MAX
- le MPEG-4
- l’EMG
Pour notre étude, seul le Facial Action Coding System (FACS) sera abordé ici. Celui-ci, basé sur l’anatomie fonctionnelle (Matsumoto & Ekman, 2008) du visage se compose de quarante-quatre unités d’action (AU) qui correspondent aux différentes positions de la tête et des yeux, aux mouvements des muscles et des groupes de muscles du visage. La localisation des muscles est orientée soit à la partie supérieure du visage (le front, les sourcils et les yeux), soit à la partie inférieure (les actions verticales, horizontales, orbitales et mixtes (Kaiser, 2013)). Le FACS permet de coder le comportement expressif des individus, en termes de fréquence et d’intensité des expressions faciales. N’ayant pas de notion théorique complexe qui suggère une expression idéale pour chaque émotion, c’est la simple catégorisation des muscles du visage qui permet aux chercheurs de découvrir potentiellement de nouvelles configurations de mouvements (Ekman & Rosenberg, 1997). D’ailleurs, le FACS permet de détecter les unités d’action des expressions faciales spontanées. Dès 1972, Ekman et Friesen ont observé une haute corrélation entre les expressions faciales des groupes de Japonais et d’Américains face aux mêmes stimuli (Fernandez-Dols & Ruiz- Belda, 1997). Cependant, le FACS paraît être un prédicteur faible des émotions, vu que les conditions expérimentales diffèrent largement des conditions de la vie de tous les jours, le contexte influence de plusieurs manières les expressions faciales et les différences interindividuelles rendent la catégorisation des unités d’action très difficile, même risquée (Kaiser, 2013). Il est donc nécessaire de l’utiliser à bon escient en tenant compte de ses faiblesses pour éviter les conclusions hâtives.
ajouté par PB (21), le 12/11/17 - avec l'aimable autorisation d'Edutechwiki