L’effet diligence



  • Auteur :


  • Parmi les conséquences que l’engagement au changement génère, il en est un qui suscite une attention particulière dans le cadre du développement en e-learning. Il s’agit de ce réflexe qui pousse chaque expert à vouloir répliquer sa maîtrise, ses stratégies, ses outils… Cet automatisme, dénommé l’effet diligence[1], se vérifie dans de nombreuses situations, et l’histoire démontre ses effets lors des grands changements :

    • Ainsi, lorsque la télévision a été inventé, les premiers programmes, loin d’exploiter les nouveaux possibles de ce média, se contentaient de capter et diffuser des spectacles vivants (théâtre, opéra, cirque…). Ses auteurs reproduisaient ce qu’ils connaissaient et maîtrisaient, bien que l’outil permette de nouvelles audaces.
    • Quand l’aviation apparaît, l’idée d’enseigner la géographie traverse certains esprits curieux : ce doit être autre chose que de découvrir dynamiquement les territoires, les reliefs… Et cela s’est produit, en 1927. Mais pas de réinvention, pas de bouleversement : la classe est reproduite dans l’avion, le tableau noir, le planisphère, les tables et bien sûr une maîtresse qui dicte les choses[2].
    • Plus récent, les premières expériences de massification de la diffusion du savoir se sont traduites par la diffusion « d’un amphi à l’autre » de la captation vidéo d’un cours. Or cette pratique, la technologie qu’elle met en jeu, permettait des possibles bien originaux : pourquoi par exemple obliger des étudiants à se rendre en amphi alors que le canal vidéo peut être diffusé dans de nouveaux lieux ? Là encore, malgré le nouvel outil et ses ouvertures, l’institution réplique ce qu’elle sait faire, poussée par l’habitude et peut-être par des contraintes administratives, comme par exemple devoir attester de la présence physique d’un apprenant, par la production d’un émargement, ou d’un appel. Enfin, Perriault (2002) précise que des représentations « trop étriquées » empêchent d’imaginer un déploiement plus original. Parmi ces représentations, certaines touchent les valeurs du formateur (un étudiant peut-il apprendre de chez lui ?), les mécanismes administratifs et financiers (telle institution finance sous réserve de la production d’une attestation de présence), ou des inquiétudes des acteurs (si l’étudiant n’a plus besoin de venir en amphi, et que le cours est enregistré, que va devenir l’enseignant ? …).

    Au regard de cette description, mettre des tablettes dans les classes ou des tableaux blancs numériques, développer du e-learning et ne rien changer de son approche pédagogique, s’inspire du même effet diligence. Le gain pédagogique risque d’être nul (pas de valeur ajoutée pédagogique liée au changement de support – l’exemple du texte porté sur l’écran plutôt que distribué sur papier), voire négatif (l’artefact peut être perturbateur : l’apprenant sera naturellement tenté de digresser, par exemple en exploitant une fonction secondaire de l’instrument pour « s’échapper » du parcours imaginé, ou l’interface peut représenter un obstacle supplémentaire à l’apprentissage – l’exemple du texte porté à l’écran dont l’accès requiert une série de manipulations non en rapport avec l’apprentissage). Un nouvel outil peut donc porter en lui un potentiel de changement, et il peut aussi se révéler contreproductif s’il est mal utilisé. Sans doute l’héritage de la transmission verticale des savoirs, et le modèle du professeur solitaire, seul sachant devant ses élèves qui prennent des notes pour être ensuite évalués, marque-t-il ces comportements, pour les formateurs comme pour les apprenants.

    Autre signe de l’effet diligence, dans le cas du e-learning : certaines collectivités ou organisations disposant des prérogatives en matière de formation, expriment un paradoxe : elles préconisent et encouragent le recours à des modalités e-learning auprès de ses opérateurs – parfois même l’exigent – et imposent en même temps des marques de participation des apprenants selon un modèle ancien. Ainsi, le e-learning attendu prévoit l’individualisation de la formation, donc des parcours possiblement différents pour chacun (en contenu, en attendus, en temps de passation…) mais son financement est conditionné par la marque d’une participation figée, ne permettant pas cette liberté[3]. Un autre exemple nous est donné par la contradiction manifestée d’une part par le mouvement d’engagement d’une entreprise pour la mise en place du e-learning (enjeu stratégique), et d’autre part les freins (voire les interdits) que cette même entreprise impose pour sa protection informatique. Une récente expérience dans une grande entreprise publique française a témoigné d’une démarche schizophrénique : son service formation exige la mise en œuvre du e-learning, à laquelle nous participons, et son service informatique en interdit l’accès, pour des raisons de sécurité ; chacun campe sur des positions incompatibles, on nous demande de maintenir le cap mais l’exercice est impossible. L’arbitrage de la plus haute autorité est alors nécessaire (mais à l’heure de l’écriture, la solution n’est pas trouvée). Ces contradictions sont, sans doute et dans ces cas, favorisées par l’attente des différents services (pédagogie, comptabilité, politique…) ne partageant pas une même vision !

    L’histoire récente de la mise en œuvre du e-learning au profit des salariés, par exemple dans le cadre du plan de formation de l’entreprise, montre quelques incohérences qui paralysent son déploiement : si la DGEFP définit la FOAD (cf. chapitre 1, page 77), ses propres inspecteurs du travail la contestent parfois en termes d’éligibilité et d’imputabilité. L’évolution des représentations, les récents réformes et décrets qualité corrigent (très) progressivement cette dissonance.

    Parfois même, ce sont les apprenants eux-mêmes qui ne reconnaissent pas dans les formes originales d’apprentissage, et qui souhaitent se voir proposer un schéma traditionnel[4].

    L’extrait de la bande dessinée ci-après caricature avec humour ce que l’emploi d’une technologie, sans repenser son bon usage au service d’un objectif, engendre comme désillusion : si on remplace le fouet par les modalités pédagogiques traditionnelles, et l’aspirateur par le e-learning, se servir de ce dernier avec une ingénierie pédagogique inadaptée engendre non seulement pas de progrès, mais dégrade même la passation. Marcel Lebrun présente souvent cette métaphore, qui illustre son propos opposant le « changement pédagogique », induit par l’introduction de la technologie et son bon usage (c’est-à-dire une stratégie pédagogiques, des activités repensées), et le « mirage technologique », provoqué par un usage mal réfléchi de cette technologie, avec de « vieilles recettes ». Utiliser un aspirateur comme un fouet, c’est comme vouloir faire du e-learning avec une ingénierie pédagogique pensée pour le présentiel de proximité. On chasse moins bien la poussière, on dégrade les conditions de l’apprentissage.

    
    

    [1] L’effet diligence est une notion fondamentale pour l’histoire des techniques et des technologies, définie par Jacques Perriault (L’accès au savoir en ligne, Paris, 2002), qui la définit ainsi : Une invention technique met un certain temps à s’acclimater pour devenir une innovation, au sens de Bertrand Gille, c’est-à-dire à être socialement acceptée. Pendant cette période d’acclimatation, des protocoles anciens sont appliqués aux techniques nouvelles. Les premiers wagons avaient la forme des diligences. Les exemples de cet effet diligence sont légion sur Internet : dans le domaine de l’apprentissage en ligne (e-learning), des manuels scolaires sont débités en tranches pour être mis sur Internet.

    [2] Emmanuel Davidenkoff (2014), Le Tsunami numérique, éducation, tout va changer : êtes-vous prêt ? – Éditions Stock.

    [3] La modification du code du travail, par la loi « Travail » du 8 aout 2016, impose désormais au prestataire de formation la fourniture d’attestations de niveau d’assiduité (et les documents associés prouvant ce niveau).  Cette obligation est contrôlée par l’OPCA (lui-même surveillé par la DGEFP, par sondage). Si l’attestation de présence reste la règle, elle ne renseigne que sur la présence et non sur la qualité de la formation. Il est possible de contractualiser à partir d’une attestation d’assiduité, ou par forfait (heures estimées nécessaires).

    [4] Cf. enquête « Attitudes et préférences des usagers face à la formation ouverte et à distance. Les leçons d’une enquête », revue Distances et Savoirs – volume 9, n°4.


    le 17/11/17


  • Tags :