Sans souscription globale aux thèses de Philippe Meirieu, les cinq alertes qu’il exprime concernant les questions préalables à l’engagement en e-learning suscitent à notre avis un grand intérêt, dans le sens où elles placent le débat sur les questions de pédagogie (voire de la philosophie), sans être polluées par la technologie :
Aucune méthode ne résout jamais, à long terme, la question du désir.
Dis autrement, la fascination provisoire pour la nouveauté n’a jamais durablement résolu la question de la mobilisation des apprenants sur des objets, sur des méthodes, et sur des savoirs. Irrémédiablement, il existe un miroitement – inévitable et salutaire – sur la nouveauté, mais il n’est que provisoire et qu’il peut s’effondrer « le diamant apprivoisé redevient simple carbone ». Marcel Gauchet[1] dans son ouvrage « conditions de l’éducation » souligne un point anthropologique fondamental : « de manière générale, la connaissance, le savoir, la culture ne font plus rêver. Et c’est une perte dramatique pour l’école, pour l’université, pour la formation tout au long de la vie». En effet, pour l’auteur, pendant des siècles et des siècles, l’homme a souffert par son corps et s’est libéré par son esprit. Assujetti à une souffrance quotidienne, seul l’exercice de l’intelligence parvenait parfois à rattraper ou racheter, que la contemplation artistique pouvait permettre de contrebalancer. Pour lui, aujourd’hui, il se passe l’inverse : le corps est devenu le lieu du plaisir et la pensée celui de la souffrance. Plus schématiquement, dans une société qui prône de « prendre son pied », on peine à se « prendre la tête ». Ainsi, pour beaucoup d’enfants (y compris les digital natives), le plaisir est là sur stimulation du corps, il n’est pas dans l’exercice de la pensée. Et l’arrivée à l’école pour certains passe par des périodes de souffrances, allant jusqu’au rejet pour un certain nombre d’entre eux. La pensée est vécue comme un parcours du combattant, et non comme une occasion de jouissance. Aussi, aucune méthode, aucun outil, aucune technique ne fera faire l’économie de la question du plaisir d’apprendre et de penser, de la jouissance de la connaissance, et de la capacité à transmettre.
Une situation d’apprentissage n’est pas une situation d’information.
Peut-on considérer les questions techniques et méthodologiques sans s’interroger sur ce qu’est véritablement « savoir » ? À l’évidence, l’accès aux bases de données sur internet et les outils de communication synchrones ont changé notre mode d’accès à l’information. Aussi, chacun peut accéder une masse de données. La recherche documentaire, autrefois réservée aux bibliothèques ou autres centres de documentation, s’effectue de n’importe où, en quelques clics, et semble-t-il sans prérequis particuliers. Les moteurs de recherche renvoient vers une quantité d’informations de toutes sortes[2], donnant le sentiment que le savoir devient accessible ; or, pour le pédagogue, ce n’est pas le savoir qui est accessible, c’est l’information !
L’information, qui arrive par tous les canaux, n’arrive que si on la cherche, elle n’est traitée ou retraitée pour devenir du savoir que si on la confronte et qu’on lui réserve un certain nombre d’exigences, notamment critiques. Bourdieu, dans un de ses premiers textes sur la fréquentation des musées, avait déjà pointé le paradoxe fantastique de la transmission de la culture quand il avait conclu lapidairement « toute offre de biens culturels augmente les inégalités ». En d’autres mots, lorsqu’est offert énormément de choses, on subordonne la capacité à se saisir et à trier de ce qui est offert, à des capacités de traitement du symbolique, qui sont elles-mêmes construites par les bénéficiaires[3] . L’auteur prend l’exemple de la politique de la région Rhône-Alpes, en matière de culture, qui a multiplié en dix ans par dix le nombre de spectacles vivants. Or, le nombre de spectateurs n’a pas évolué. On a donc offert aux mêmes une plus riche palette de spectacles, de profiter de plus d’offre, et d’aller au spectacle plus souvent. Démocratiser l’offre ne signifie pas démocratiser l’accès, et encore moins démocratiser la demande. La démocratisation de l’offre ne génère pas de facto la démocratisation de l’accès. En matière d’information, Meirieu souligne le parallèle, en ce sens que l’accès facilité à l’information notamment par internet, n’est en aucun cas démocratique. Ses études sur de jeunes collégiens, montrent qu’internet ne réduit pas mais au contraire accroit la fracture culturelle : ce que vont chercher les jeunes sur internet, c’est ce dont ils savent que cela existe, et dont ils savent qu’ils peuvent le trouver, et qui les intéresse. Il existe quelques exceptions[4], où des recherches aléatoires leur permettent de trouver des choses nouvelles. Imaginer qu’internet ouvre la porte au savoir, c’est donc évidemment ignorer ce qu’est savoir. C’est ignorer qu’il n’est de savoir que porté par une exigence de rigueur, de justesse, de vérité, exigences qui se forgent dans le rapport au savoir médiatisé (rapport entre la machine et l’apprenant – cf. chapitre 1, page 15). Meirieu rappelle que les théories pédagogiques enseignées aux instituteurs au XIXème siècle distinguaient trois méthodes de vérification de la vérité : la méthode expérimentale, pratiquées par les sciences du même nom, la méthode comparatiste, fondée sur le recoupement des sources et l’analyse critique de ces dernières, et la démarche heuristique basée sur la fécondité du modèle que l’on était capable d’appréhender. Dans les trois cas, la recherche de la vérité doit être soutenue par le problème de non contradiction, et de non infaillibilité. Meirieu nous invite à nous interroger sur la pratique de la probité intellectuelle dans l’usage des technologies de l’information et de la communication. Il renvoie aux corollaires de la probité énoncés par Édouard Clarapede[5] dans son livre « Morale et politique ou les vacances de la probité[6] » écrit à la veille de la seconde guerre mondiale que sont les principes d’exhaustivité (ne pas s’en tenir à une seule source), de non-infaillibilité, de non-opportunisme, d’impartialité, d’équité, d’information intégrale, de fermeté, de l’unicité de la morale. Déjà ce psychologue genevois, fondateur de l’École des sciences de l’Éducation (l’Institut Jean Jacques Rousseau) et inspirateur de Piaget, écrivait en 1939 « le mal de notre temps, c’est peut-être bien de se laisser bercer par les affirmations généreuses, mais aussi très générales, sans chercher à se représenter avec précision quels comportements elles impliquent ». Alors, Meirieu pose la question de la probité intellectuelle dans la pratique du e-learning, et l’érige comme une préoccupation déontologique[7].
Le e-learning ne doit jamais cesser de se poser la question de ce que c’est qu’apprendre
Cela passe par la distinction de « apprendre que », « apprendre à », « apprendre sur », « apprendre contre », et « apprendre à penser ». Apprendre que des apprenants sont inscrits à un MOOC est un premier apprentissage factuel. Apprendre qu’ils s’intéressent au e-learning en est un second. Apprendre sur ce qui ils sont, ou développer un argumentaire pour opposer un point de vue contre leur représentation, ou enfin les encourager à apprendre à apprendre correspondent à d’autres apprentissages… Meirieu considère que la construction des outils du e-learning s’attache à réfléchir dans la conception du programme sur ce qu’on met à disposition et ce qu’on demande de faire face à cela : comparer, induire, déduire, diverger… L’introduction, dans la conception même du e-learning, de la notion d’activité mentale individuelle permet à l’apprenant « d’accéder à des savoirs nouveaux, surmonter des obstacles et construire des modèles ». Il cite alors KANT dans son essai « Qu’est-ce que les lumières[8] » : Sapere aude ! Ose penser par toi-même ! « . Pour Philippe Meirieu, construire une situation d’apprentissage c’est permettre l’interaction avec des documents, de ressources, de contraintes, de règles, de modes de fonctionnement. Et bien sûr, une situation d’apprentissage n’est pas une situation d’information. Concernant l’apprenant, le concepteur d’un parcours pédagogique en e-learning doit donc sans cesse s’intéresser à la tâche (ce qu’il faut faire), à l’objectif (ce qui est attendu), mais aussi (et surtout ?) aux opérations mentales (participant à l’apprentissage de l’autonomie intellectuelle, au développement du sens critique : comparer, induire, déduire, diverger…). Cela doit se traduire au cœur de la conception même de e-learning, la notion d’activité intellectuelle doit être pensée. On ne se pose donc pas (seulement) la question de ce que l’on dit, de ce que l’on fait, ou de ce que l’on met à disposition, mais on s’interroge sur quelles ressources et quelles contraintes vont-elles permettre à l’apprenant d’effectuer des activités mentales individuelles grâce auxquelles « ça va travailler dans sa tête », pour que par ce travail il accède à des savoirs nouveaux, surmonte des obstacles et construise des modèles. La question que repose à sa manière le e-learning, d’après Meirieu, c’est celle de la conception de la situation d’apprentissage, qui n’est pas une situation d’information : un certain nombre de ressources, de contraintes, de règles, de modes de fonctionnement, interagissent avec des documents et font qu’au bout du compte il se passe quelque chose, qui est une activité ou opération mentale chez l’apprenant. Concevoir un programme, concevoir une situation, non pas à partir de l’objectif (qu’il faut atteindre), ni à partir de la tâche (qu’il faut faire) mais à partir de l’activité mentale que l’on veut faire effectuer par l’apprenant est très difficile, mais là – Philippe Meirieu marque son optimisme – en e-learning cette vision semble plutôt partagée :
Figure 38 – La bonne posture du concepteur en e-learning, d’après Meirieu (2013)
Le e-learning doit se questionner sur ce qu’est penser
Penser, pour Philippe Meirieu, c’est entrer à la fois dans le sursis et le symbolique. Le sursis, ce n’est pas répondre à la pulsion, le tout, tout de suite, l’immédiateté. Il n’y a de pensée que par le non passage à l’acte, par le refus de l’immédiateté, l’apprivoisement de la temporalité. Cette préoccupation doit habiter le concepteur pédagogique en e-learning: la pensée ne s’immisce que par le sursis à la pulsion et à la réalisation immédiate de la pulsion. Or, le numérique est en temps réel et promeut l’immédiateté (différer pour pouvoir permettre l’émergence de la pensée). Meirieu prend l’exemple de la réception d’un e-mail accusateur, auquel soit on répond spontanément, sans recul – au risque de participer à la création de pourriels – soit en construisant, dans le temps et par exemple en passant par un brouillon, une réponse argumentée, relue plusieurs fois (éventuellement par un collaborateur), pour en vérifier la pertinence. L’émergence de la pensée suppose le travail sur le sursis, sur la temporalité. S’il est avéré que nous avons tous des pulsions de meurtre, une « boîte noire » nous empêche de passer à l’acte : raison, éthique, morale, valeur, droit… à chacun ses raisons. Alors penser, c’est résister à la pulsion. L’un des dangers du numérique pourrait être de ne plus permettre cet hystérésis salutaire, de ne pas permettre le travail de cette boîte noire. Développer la boîte noire, c’est aider à penser.
Le e-learning doit s’interroger sur ce qui fait société
Meirieu met en question ce qu’il appelle « l’individualisation ectoplasmique », et ses conséquences sur la société. Il n’y a pas deux apprenants qui apprennent de la même manière, et Meirieu a participé à différencier la pédagogie pour répondre à la différenciation des manières d’apprendre : pas seulement dans la durée (apprendre plus ou moins vite), mais aussi selon la manière (inductive ou déductive, dépendant du champ ou pas, selon un sens privilégié – auditif, visuel, kinesthésiste, de manière segmentée ou massée, dans le besoin d’un contrôle permanent ou de liberté) … Toutes ces variables peuvent être combinées, pour parvenir à définir des stratégies d’apprentissage propres à chaque apprenant[9]. Qu’à cet égard le e-learning contribue à lui offrir des parcours ou des moments individualisés, cela est salutaire. Mais il y a un danger pour que l’individualisation ne soit pas simplement un accompagnement, un moment dans l’apprentissage, mais qui devienne un système ; le premier danger, c’est l’enfermement. Plutôt que de permettre aux apprenants d’élargir leur panoplie méthodologique individuelle, c’est-à-dire de ne pas s’enfermer dans une seule manière d’apprendre, l’individualisation les enkyste dans une seule méthode. Le deuxième danger, c’est que l’individualisation développe l’individualisme, c’est-à-dire sur un système qui bannit le collectif, les interactions entre pairs.
Meirieu conditionne l’intérêt de la mise en relation, vertu revendiquée par le numérique, à la mise en œuvre progressive de l’interaction et des enchaînements ici illustrés :
Figure 2 – les conditions de la mise en relation, pour Meirieu
Conclusion :
Sur cette présentation, Philippe Meirieu avoue forcer le trait. À l’image du bâton tordu de Descartes, il met en perspective quelques « tords » qu’il convient non pas de détordre, mais de tordre dans l’autre sens pour que le bâton redevienne droit. Par ses ambitions, il se place résolument du point de vue de la formation initiale, et plante la réflexion pédagogique sur le plan sociétal, et non sur l’unique acte marchand et commercial de la formation.
La question du e-learning énonce-t-il c’est « celle de la complémentarité entre le face à face avec l’écran d’un côté et l’interaction avec les pairs et les formateurs d’un autre côté » pour produire collectivement. Comment articuler les deux approches ? C’est l’expression du blended learning. Mais si on les associe sur le mode de la juxtaposition, et non sur une articulation pensée entre les deux moments, le bénéfice est impossible[10]. C’est tout l’objet de la pertinence du mixage et du mariage des modalités posé en ingénierie de formation.
Par ces alertes, Meirieu propose cinq points de vigilance que nous pensons utiles, pour chaque concepteur, de prendre en compte.
[1] Marcel Gauchet est un philosophe et historien français né en 1946 à Poilley (Manche). Il est actuellement directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, au Centre de recherches politiques Raymond Aron, et rédacteur en chef de la revue Le Débat (Gallimard).
[2] On utilise parfois le néologisme « infobésité » (en anglais information overload), popularisé en 1970 par le futurologue américain Alvin Toffler, pour désigner une surcharge informationnelle. Celle-ci peut être de plusieurs natures :
- La surcharge cognitive
- La surcharge sensorielle
- La surcharge communicationnelle
- La surcharge de connaissances.
[3] Pierre Bourdieu et Alain Dardel, L’amour de l’art : Les musées et leur public, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1966
[4] La sérendipité (néologisme créé par calque de l’anglais serendipity) est le fait de réaliser une découverte scientifique ou une invention technique de façon inattendue à la suite d’un concours de circonstances fortuit et très souvent dans le cadre d’une recherche concernant un autre sujet. La sérendipité est le fait de « trouver autre chose que ce que l’on cherchait », comme Christophe Colomb cherchant la route de l’Ouest vers les Indes, et découvrant un continent inconnu des Européens. Concernant la recherche sur internet, cela peut traduire par la découverte d’une information au hasard d’une navigation favorisée par l’hypertexte. De liens en liens, se sujet principaux en sujets secondaires, la recherche aboutit à une information non recherchée formellement au départ.
[5] Edouard Claparede, pédagogue et psychologue genevois (1873-1940).
[6] MORALE ET POLITIQUE ou Les vacances de la probité, Neuchâtel : Éditions de la Baconnière, 1940, 202 pages.
[7] Mais cela en fait-il une préoccupation spécifiquement liée au e-learning ?
[8] Qu’est-ce que l’Aufklärung ? est une œuvre du philosophe allemand Emmanuel Kant datant de 1784.
[9] Apprendre… oui mais comment, Philippe Meirieu, ESF éditeur, collection Pédagogies, 1987 (réédition 2009)
[1] « On se donne bonne conscience en donnant un peu de présentiel, de temps en temps, souvent de manière très archaïque, sur un modèle transmissif traditionnel, pour s’exonérer ou se faire pardonner de faire du e-learning à côté… ». Propos recueillis lors des journées du e-learning de Lyon sur le thème « la réussite des usages numériques en pédagogie ».
le 17/11/17