En sciences sociales, le politiste Paul Pierson[1] (1994) incarne l’importation et la formalisation du concept depuis l’économie. Il le définit ainsi : « une fois établie, les modèles de mobilisation politique, les règles du jeu institutionnel et même les façons de voir le monde politique vont souvent auto-générer des dynamiques auto-renforçantes ».
Dans une étude sur les pratiques pédagogiques des enseignants du supérieur, Albero[2] (2003) illustre cette dépendance, en mettant en évidence une tension habitant les enseignants de l’enseignement supérieur et leur rapport au numérique : ceux-ci se retrouvent écartelés entre la tradition académique et celle de la modernité. Cela se traduit par deux constats, celui qui consiste à découpler l’utilisation personnelle des technologies et leur exploitation pédagogique :
- Premièrement, et naturellement, tant que les enseignants ne voient pas l’utilité du numérique pour la classe, ils n’y recourent pas (perception de l’utilité).
- Deuxièmement, les enseignants reproduisent des pratiques professionnelles et illustrent ainsi le concept de dépendance : ils utilisent le numérique quand il leur est possible de les adapter à leurs habitudes d’enseignement. Ainsi, l’usage le plus répandu est celui du PowerPoint et du vidéoprojecteur, qui s’inscrit bien dans la perspective transmissive du cours magistral. On voit ici un paradoxe : là où le numérique doit favoriser l’individualisation et l’autonomisation de l’apprenant, il renforce une modalité pédagogique ancienne.
Un autre exemple de traduction technologique du concept est la disposition des touches des claviers informatiques (qwerty ou azerty). Cette ordonnancement s’explique non par la fréquence des touches pressées, mais par l’objectif de ne pas se faire s’entrechoquer les tiges métalliques portant les caractères (à l’époque les machine à écrire mécaniques). Elles ne sont pas optimales en termes de confort et de rapidité : d’autres dispositions comme la disposition Dvorak, plus pratique, ont été inventées plus récemment, mais elles n’arrivent pas à s’imposer, puisqu’il y a un effort à fournir (les claviers dans cette configuration sont plus difficiles à trouver, et il faut s’habituer à une nouvelle configuration), malgré le fait que le problème mécanique des tiges ait été depuis longtemps résolu.
Effet diligence, concept de dépendance au sentier, skeuomorphisme, homéostasie[3]… sont des expressions des réflexes invitant à reproduire des schémas ou des stratégies déjà en place, déjà maîtrisées.
Ces automatismes peuvent contrarier le bon usage des nouveaux outils ou des nouvelles techniques : dans le cadre de la mise en place d’une formation où la technologie prend place, cela peut se traduire par la reproduction de la stratégie pédagogique en place, sans technologie, en répliquant les activités sur le nouveau support (du papier à l’écran, par exemple), sans penser sa transformation. Pourtant, celle-ci ne peut se résumer à une adaptation cosmétique, elle doit intégrer les apports rendus possibles par la technologie, et ne pas en supporter les défauts. Aussi, parce que l’activité de lecture d’un texte à l’écran est moins confortable, elle devra être revisitée pour être guidée et rendue plus facile : découpage par parties, paragraphes sonorisés, hypertextes proposant l’accès progressif à certains chapitres, illustrations dynamiques permettant l’explicitation d’un article…
Éric Jamet[4] (2016), à ce sujet, précise qu’il est tentant de penser qu’une présentation multimédias de documents favorise l’apprentissage. Or, cela n’est vrai que sous certaines conditions. La multiplication des sources d’informations à un moment donné (texte, explication orale et illustration) compromet d’après lui l’activité d’apprentissage. La révision à l’écrit d’un texte précédemment entendu n’aurait évidemment pas les mêmes effets. Il existe toute une série d’études[5] qui montre que ces effets de redondance du texte et de l’explication orale peuvent être négatifs. Ainsi, que ce soit pour des élèves ou des étudiants, un document présentant une illustration accompagnée d’une explication orale est moins bien mémorisé si cette explication est présentée à l’écrit simultanément.
Par cet exemple, et par la connaissance de ce qu’apporte ou soustrait la technologie, on mesure l’impériosité d’inventer une stratégie et des activités pédagogiques, au contraire de reproduire celles utilisées jusqu’alors sans elle. Dans ce cas, le risque de manque d’amélioration, voire de dégradation, semble réel.
[1] Dans son ouvrage Dismantling the wellfare state paru en 1994.
[2] Techniques, technologies et dispositifs : la question des instruments. Dans M.-F. Fave-Bonnet, & E. Annoot, Les pratiques pédagogiques dans l’enseignement supérieur : enseigner, apprendre, évaluer. L’Harmattan.
[3] Caractéristique d’un écosystème qui résiste aux changements (perturbations) et conserve un état d’équilibre (source : Larousse). Dans le contexte de notre recherche, c’est la recherche à retrouver un équilibre (des pratiques) antérieur quand il est modifié.
[4] Professeur de psychologie cognitive à l’université Rennes II, Directeur du laboratoire de psychologie expérimentale et du laboratoire breton d’observation des usages des technologies de l’information et de la communication.
[5] Les cahiers pédagogiques – N°474 – Dossier « Aider à mémoriser ».
le 17/11/17