Du point de vue sociologique, l’inégalité peut se définir comme “une différence notoire dans la distribution de ressources, dont certains individus ou groupes sociaux subissent directement les conséquences négatives » (Granjon, Lelong & Metzger, 2009, p.16). Dès lors constitutives de la structure hiérarchisée des sociétés humaines, les inégalités sociales peuvent toucher des domaines variés, dont notamment le niveau de revenu, l’accès au marché du travail, l’éducation et l’accès aux loisirs et à la culture, pour ne citer qu’eux. Comme le soulignent Bihr & Pfefferkorn (2008, cités par Granjon, Lelong & Metzger, 2009, p.19) “les inégalités sociales [présentent] un caractère systémique. [Elles] s’engendrent, se déterminent et se renforcent réciproquement”. Il semblerait alors que les groupes sociaux respectivement favorisés ou défavorisés en termes de capitaux le soient à différents points de vue.
Les inégalités numériques, sur lesquelles porte cet article, constituent une nouvelle forme d’inégalités. Si a priori celles-ci se rapportent à une inégalité d’accès aux ressources technologiques, elles ne peuvent s’y résumer ; “les inégalités numériques se manifestent d’abord sous la forme d’une diversité des pratiques résultant d’une déclinaison des inégalités sociales” (p.21). Ainsi, en substance, la fracture numérique – constitutive de ces inégalités – n’est qu’une conséquence d’autres formes d’inégalités, notamment économiques, sociales et culturelles.
A la lumière de nos différentes lectures, nous allons tout d’abord retracer l’historique de la notion de fracture numérique, avant d’en donner une définition à plusieurs niveaux. Enfin, nous aborderons la question de l’enjeu lié à l’éducation et à la formation dans l’optique de réduire les inégalités liées au numérique, avant de donner à cet article une conclusion plus personnelle.
Historique
Une définition d’abord singulière…
La notion de fracture numérique (traduction de l’anglais digital divide) est apparue dès les années 90, dans les discours relatifs aux vertus de la société de l’information et à son accès. Dans un premier temps utilisé au singulier, ce terme qualifie la séparation entre ceux qui ont accès à l’information numérique (à ce moment-là, on parle plutôt de “nouvelles technologies”) et ceux qui n’y ont pas accès. Cette époque est marquée, selon Guichard (2003), par une forme de “déterminisme technique”, qui envisage les nouvelles technologies comme un moyen de parvenir à un idéal social et aurait pour objectif non avoué de “réduire la critique politique, la promesse d’un avenir proche, heureux et sans souci permettant de limiter la contestation du monde actuel” (p.2). Pour cet auteur, la notion de fracture numérique, associée à celle de déterminisme technique, serait “plus un concept idéologique ou politique que scientifique” (op. cit.,p. 2); il serait scientifiquement instable, sans définition unique et universelle, dans la mesure où différentes acceptions apparaissent au sein de groupes sociaux parfois antagonistes.
Principalement axée sur des comparatifs d’ordre matériels (équipement informatique ou nombre de connexions par habitants, par exemple), la fracture numérique est le plus souvent entendue dans le sens des inégalités Nord-Sud et sans prendre en compte les aspects d’inégalités cognitives, culturelles et socio-économiques qui touchent toute population, quelle que soit sa zone géographique. Guichard (2003) va plus loin en évoquant l’existence d’une fracture cognitive qui sépare les tenants d’un “capital intellectuel” adapté au numérique (literacy) de ceux qui ne détiennent pas les éléments financiers, sociaux et culturels pour y avoir accès pleinement. A partir de 1998, des définitions englobant deux dimensions commencent à émerger dans la littérature. La première émane de Kling (1998) et fait état d’”inégalités dans l’accès aux TIC » (technical access), ainsi que d’ »inégalités en termes de connaissances et de compétences techniques nécessaires pour bénéficier des TIC » (social access), (Le Guel, 2004, p. 57).
…puis plurielle
En 2003, l’American Library Association (ALA) propose une définition de la fracture numérique distinguant deux niveaux : “differences due to geography, race, economic status, gender, and physical ability in [1] access to information through the Internet, and other information technologies and services, [2] in the skills, knowledge, and abilities to use information, the Internet and other technologies” (cité par Le Guel, 2004, p. 57). Ici apparaît donc l’acception de fracture numérique en deux niveaux (soit plurielle) ; l’inégalité d’accès d’une part (premier degré), ainsi que l’inégalité d’usages (second degré) d’autre part.
Dès 2004, on trouve explicitement dans la littérature la notion de “double fracture numérique” (Le Guel, Penard, Suire), dans la lignée des travaux d’Hargittai (2002) qui postule l’existence d’une “fracture numérique de second niveau ancrée dans la capacité des individus à utiliser l’internet” (Le Guel, 2004, p. 77). Ben Youssef (2004) décline, quant à lui, la fracture numérique en quatre niveaux, même s’il distingue également deux grandes catégories, (fractures numériques de premier et de second rang) : “la première est centrée sur les inégalités économiques et sociales liées à l’accès aux équipements et aux infrastructures (fracture au premier degré). La deuxième attribue les fractures numériques aux usages liés aux TIC. Les inégalités se manifestent avec les usages qui sont faits par les individus et par les groupes sociaux. La troisième concerne l’efficacité des usages. En d’autres termes, pour des taux d’équipement identiques, certaines nations, certains individus, augmentent leurs performances plus rapidement que d’autres. Le quatrième type de littérature, développant une thèse qui nous intéresse plus particulièrement, renvoie aux modalités d’apprentissage dans une économie fondée sur la connaissance” (Ben Youssef, 2004, p. 184).
Définitions
La fracture numérique au premier degré
Ce type de fracture, lié à l’accès aux technologies et plus particulièrement à l’équipement nécessaire pour accéder à l’information numérique, relève avant tout des inégalités socio-économiques traditionnelles ainsi que de la disponibilité et des performances des infrastructures matérielles. Selon Ben Youssef (2004, p. 186) : “la fracture numérique [au premier degré] est définie par l’accroissement de l’écart de l’équipement (et de l’accès) aux TIC entre deux zones géographiques données ou deux catégories d’individus données”. Cet auteur relativise pourtant la portée de la fracture numérique en tant que cause unique d’exclusion, considérant que les inégalités ne sont pas spécifiquement liées au numérique mais relèvent bien de “mécanismes classiques d’inégalités”. D’ailleurs, Ben Youssef (op. cit. p. 185) distingue les connectés (have), bénéficiant d’une “meilleure information et surtout des externalités positives associées” (lien social) et les non connectés (have-not), exclus de fait “des réseaux relationnels, de savoirs, de connaissances, d’éducation”.
Le débat sur la fracture numérique au premier degré ne constitue donc qu’un aspect des inégalités et occulte souvent l’existence de disparités beaucoup plus profondes résultant notamment d’inégalités d’usages (les fractures numériques au second degré).
La fracture numérique au second degré
Valenduc (2009, p.145), définit la fracture numérique au second degré de la façon suivante : “inégalités sociales qui peuvent résulter de la différenciation des usages des TIC, particulièrement Internet, une fois que la barrière de l’accès est franchie”. Selon Proulx (2002), au sein notre société “fondée sur les connaissances”, il importe que tout un chacun s’approprie une culture spécifique qui comprendrait à la fois un volet technique ou instrumental (maîtrise informatique minimale), un volet communicationnel (connaissance des codes qui régissent les modes de communication avec les TIC), ainsi qu’un volet épistémologique (réflexion autour de la place des technologies dans la société).
Valenduc estime, pour sa part, (op. cit., p. 147) que “la maîtrise des TIC requiert l’acquisition et la mobilisation d’une série de compétences spécifiques” et les désigne sous une multitude d’appellations : compétences numériques, digital literacy, culture numérique, etc. Voir aussi Procedural literacy, en anglais. Ces différentes dénominations restent polysémiques dans la littérature, faute de définitions largement admises. Citons toutefois celle de Le Deuff (2009) qui postule l’idée que la “culture numérique pourrait correspondre à la volonté de rassemblement autour de différentes cultures ou littéracies” et plus particulièrement la culture de l’informatique et la culture informationnelle (ou information literacy). Rejoignant Proulx dans sa description d’une culture à plusieurs visages, Riondet (citée par Le Deuff, op. cit., p. 58) souligne que “par rapport à d’autres expressions, le terme culture indique qu’il ne s’agit pas seulement d’un apprentissage instrumental mais que l’utilisation pleine des TIC implique un ensemble de comportements intellectuels et éthiques”.
Les enjeux éducatifs
Selon Proulx (op. cit., p. 2), tout individu doit emprunter une “trajectoire d’usage” afin de s’approprier véritablement une technologie. Concrètement, cela signifie qu’une fois l’accès assuré, l’individu doit d’abord adopter cette technologie, puis se l’approprier par un processus cognitif (“maîtrise cognitive et technique minimale de l’objet ou du dispositif technique”) et social (“intégration […] significative de l’usage de cette technologie dans la vie quotidienne“, ainsi que “la possibilité […] que l’usage de l’objet fasse émerger de la nouveauté dans la vie de l’usager”) qui lui est propre. Comment, dès lors, inciter tout utilisateur de technologies à devenir un usager maîtrisant les compétences nécessaires à leur appropriation et quelles sont ces compétences?
L’acquisition de nouvelles compétences
Valenduc (2009, p. 149) identifie trois niveaux de compétences numériques nécessaires à la maîtrise des technologies :
- les compétences instrumentales (manipulation du matériel et des logiciels nécessitant un savoir-faire de base) ;
- les compétences structurelles ou informationnelles : chercher, sélectionner, comprendre, évaluer, traiter l’information. Selon Van Dijk (cité par Valenduc, op.cit.), ces compétences peuvent être formelles (compréhension des sources d’information) ou substantielles (contenu de l’information) ;
- les compétences stratégiques : elles consisteraient en “l’aptitude à utiliser l’information de manière proactive, à lui donner du sens dans son propre cadre de vie et à prendre des décisions en vue d’agir sur son environnement professionnel et personnel” (Valenduc, ibid.).
Tout en reconnaissant en ces deux dernières compétences (informationnelles et stratégiques) la “ligne de clivage” de demain, Valenduc insiste également sur les compétences de transfert des connaissances et des savoir-faire “acquis dans un environnement d’apprentissage vers un autre environnement, professionnel ou domestique”, ainsi que dans la “capacité de s’inscrire dans une démarche de formation tout au long de la vie” (p. 150). Voilà pourquoi, le milieu professionnel, considéré comme un lieu d’apprentissage et de socialisation, peut constituer un élément important dans la réduction des inégalités numériques (au premier et au second degré). En effet, “l’utilisation des TIC au travail favorise l’acquisition et le développement des compétences instrumentales, notamment la capacité de résoudre les problèmes. Les compétences structurelles dépendent davantage du type de métier exercé. Quant aux compétences stratégiques, elles sont liées à la marge d’autonomie et d’initiative dont dispose le travailleur” (p. 157).
Toutefois, Larose et Peraya (2001, p. 38) soulignent que “la construction de compétences informatiques, jugées utiles sur le plan des pratiques “privées”, n’entraîne pas automatiquement leur transfert vers les pratiques professionnelles”. Ce constat induit la nécessité d’envisager l’acquisition des trois formes de compétences décrites plus haut dans un processus d’acculturation et non pas d’accumulation de savoir-faire.
La formation à la culture numérique
Dans cette optique, nous postulons que les inégalités induites par la fracture numérique au second degré peuvent être réduites en amont de l’environnement professionnel par des actions éducatives généralisées et transversales. Depuis 2006, la France a, par exemple, mis en place un système de certification (B2i-C2i) établissant un “socle commun de connaissances et de compétences” garantissant un “usage sûr et critique des technologies de la société de l’information (TSI) au travail, dans les loisirs et dans la communication”. Toutefois, selon Le Deuff (2009), les dispositifs de type B2i-C2i (Brevet et Certificat informatique et Internet délivrés dans les écoles, collèges, lycées et universités) ne permettent d’accéder qu’au premier niveau de la culture numérique tel que défini par Juanals (2003), à savoir la maîtrise de l’accès. Les deux autres niveaux sont, selon Juanals (‘op.cit.’) la culture de l’accès à l’information et la culture de l’information ou culture informationnelle (information literacy en anglais). La formation à la maîtrise de ces différentes littéracies (information literacy, critical literacy, library literacy, etc.) devrait avoir pour objectif, selon Le Deuff, de faire face à deux problèmes majeurs :
- l’infopollution (définie par Sutter en 1998 par la surabondance d’information – ou infobésité -, la désinformation, la prolifération d’informations indésirables et l’abus publicitaire),
- les mésusages de l’information (le plagiat par négligence par exemple).
Notons que la traduction et la définition du concept d’information literacy font l’objet de nombreuses publications et de multiples cadres d’interprétation. Ces conceptions ont toutefois toutes en commun le fait de considérer qu’en matière d’inégalités numériques, le principal point d’achoppement n’est pas matériel mais cognitif et culturel.
En conclusion
Il est intéressant de noter que la majorité des initiatives de formation, à l’instar du dispositif B2i-C2i mais également du “Permis de conduire informatique européen” (PCIE ou ECDL), concerne avant tout l’acquisition de savoir-faire techniques et élude la question de l’appropriation culturelle que nous considérons, à la suite des auteurs précédemment cités et plus particulièrement de Proulx (2010, p. 183), comme une “clé vitale pour l’insertion des individus et des collectivités dans la “société du savoir”.
Ce choix politique et, sans doute, économique laisse à penser que l’impact des technologies “sur nos pratiques de sociabilité et de solidarité, voire sur la nature même du lien social” (Proulx, op. cit., p. 180) est sans doute mésestimé et que l’inadéquation des actions politiques (notamment en matière éducative) contribue à creuser un fossé inquiétant entre ceux qui maîtrisent les nouveaux modes d’expression et de communication et ceux qui, de par leur fragilité socio-économique ou leur trajectoire de vie, sont exclus de tout un pan du débat démocratique par l’inaccessibilité de l’information publique ou par l’insuffisante maîtrise des compétences qui permettent d’y accéder.
Bibliographie
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